« L’évolution n’est pas une simple éclosion sans peine et sans lutte, comme celle de la vie organique, mais un travail dur et forcé sur soi-même ». Cette phrase de Friedrich Hegel pourrait bien être à l’image de ce que vit le théâtre burundais depuis quelques années. Entre l’époque où la troupe Pili Pili faisait la pluie et le beau temps dans l’univers théâtral burundais et le festival Buja Sans Tabou, les choses ont bien évolué. Une évolution qui s’est faite non sans peine. Entre nostalgie et ouverture au monde, faisons un zoom sur cette nouvelle tournure que prend cet art au Burundi.
Un bond en avant conséquent
En dix années, le théâtre burundais a connu une nette évolution. Autant dans la quantité de pièces proposées que dans la qualité de celles-ci. La création de plusieurs compagnies serait en partie à l’origine de cela. Si l’on comptait essentiellement trois compagnies théâtrales au début des années 2010, le nombre dépasserait aujourd’hui la dizaine. Une croissance très prometteuse selon Freddy SABIMBONA, Président du Festival Buja Sans Tabou. « L’évolution du théâtre au Burundi est très prometteuse quand on regarde d’où l’on vient et l’état actuel du théâtre. La profusion des compagnies, l’engouement du public, la production quasi continue de spectacles, le professionnalisme grandissant des acteurs et metteur en scène ainsi que la structuration du secteur ne cesse d’être constant », dit-il.
Cette évolution permet aujourd’hui au théâtre burundais de se positionner dans une certaine mesure comme leader parmi les arts les plus en vue, au même titre que la musique. En effet, l’abondance des troupes et compagnies de théâtre a fait naître un certain engouement du public qui assiste un peu plus qu’avant aux différentes représentations.
À cela s’ajoute le fait que le théâtre burundais s’affranchit de plus en plus du joug de la langue. Si les pièces d’antan étaient presque exclusivement jouées en français, il est très courant aujourd’hui d’assister à des pièces jouées en Kirundi, en Swahili ou même en Anglais. Une belle évolution pour un art que l’on voulait intellectuel et lettré.
Un autre aspect de cette évolution est l’ouverture de la profession à l’extérieur. En effet, depuis quelques années, les auteurs, les metteurs en scène et les comédiens burundais côtoient des sphères artistiques étrangères. Pour des formations ou des représentations, ils sont de plus en plus nombreux à prendre part à des évènements culturels au-delà des frontières nationales. Le Lincoln Center (USA), le Theater Konstanz (Allemagne), Les Récréâtrales (Burkina-Faso) ou encore des festivals au Rwanda, en Ouganda, en RDC ou encore en Tunisie ont ainsi ouvert leurs portes aux acteurs et metteurs en scène burundais.
En outre, le développement du théâtre burundais aura permis l’ouverture à des arts visuels tels que la scénographie, la peinture ou la photographie. En résumé, le théâtre burundais est aujourd’hui devenu un art ouvert et accessible. Un bond en avant conséquent.
Musique, danse et dialogue non verbal
S’il y a une chose qui a marqué l’évolution du théâtre burundais, c’est l’intégration d’autres formes d’arts. En effet, si l’on s’était habitué à des pièces de théâtre beaucoup plus narratifs, avec un déroulé plutôt linéaire, le théâtre aujourd’hui propose des pièces plus créatives et originales. L’intégration de formes d’arts externes tels que la danse et la musique ouvre un vaste univers aux metteurs en scène. Quoi que le théâtre reste l’art du verbe et de l’intrigue, celui-ci n’hésite plus à mêler le mouvement au jeu d’acteur. On parle avec sa bouche mais aussi avec son corps.
Cet ajout laisse également libre cours à l’esprit créatif du spectateur qui, au-delà de comprendre les mots, doit faire appel à son imagination pour comprendre le geste et le mouvement.
Pour Laura Sheila INANGOMA, cela est enrichissant pour le théâtre. « L’intégration de la danse et de la musique est effectivement une richesse qui s’ajoute à ce que le théâtre au Burundi veut accueillir dans son cercle culturel avec des danses contemporaines où il n’y a presque pas de mots, pas d’échanges, pas d’intrigues orales mais seulement physique, pas de phrases », dit-elle.
« Le théâtre est centré sur un corps dans l’espace, un corps qui s’exprime, un corps qui donne. Et cette expression peut être verbale ou physique, dans les deux cas, ça passe. La danse et la musique ne sont donc pas là pour effacer le théâtre. Ces deux choses sont des éléments ou des piliers offerts au corps dans l’espace pour rendre agréable la transmission des messages que le comédien véhicule », ajoute Lyca Linca MUGISHA, actrice et metteur en scène
Cette forme de mutation semble être une phase importante dans l’évolution de cet art qui se veut progressiste au Burundi. Une forme plus « contemporaine » sensée parler à un public plus large.
Mort du théâtre classique ?
Cette forme plus « contemporaine », n’est pas toujours au goût de tous. Pour les nostalgiques, le théâtre devient difficile à comprendre, on s’y perd facilement. Certaines pièces de théâtre demandent plus de concentration qu’un examen de mathématique. La majorité des troupes de théâtre épousent facilement cette forme d’expression que l’on se demande si ce n’est pas le déclin du théâtre comme on le connait. Un théâtre plus classique.
Pour Freddy SABIMBONA, il ne s’agit pas d’éteindre une forme de théâtre, mais plutôt de s’ouvrir vers d’autres formes de manière à développer une palette plus large proposant différents formats. « Il n’y a pas un théâtre, il y a des THÉÂTRES. L’erreur serait justement de vouloir uniformiser une seule forme de théâtre. Il est important pour les artistes de pouvoir se renouveler et pouvoir expérimenter de nouvelles façons de faire. Sinon, le risque c’est de s’atrophier artistiquement. Le vaudeville que l’on présentait à l’époque de Pili-Pili ou les pièces en trois actes que l’on présentait à nos débuts ne disparaîtront certainement pas de nos répertoires même si on les joue de moins en moins. Mais il nous est vital d’explorer, de découvrir les nouvelles formes scéniques afin de toujours se remettre en question », explique-t-il.
Pour certains, à l’instar d’Arnold BANYWERHA, acteur et metteur en scène, l’intégration de la musique et de la danse n’a pas changé la nature du théâtre. « Qu’il se rassurent ceux qui pensent que le théâtre a oublié. Quand on dit théâtre on dit texte, et jeu d’acteur. Peut-être qu’ils ne retrouvent pas le style d’écriture classique, mais l’écriture est le socle du théâtre, car un spectacle n’est pas un fruit d’improvisation » dit-il. Mais le jeune metteur va plus loin en donnant du crédit au public qu’il considère suffisamment mature pour comprendre cette nouvelle façon de faire. « On nous dit que le public n’est pas idiot. Car il comprend et évolue aussi. Tout comme un bébé, ce public il faut lui laisser du temps il va grandir. Peut-être prématurément, mais il grandira », ajoute-t-il.
Au-delà d’amener une forme de théâtre différente du théâtre classique, le danger pour le théâtre burundais serait de créer une nouvelle forme de spectateur au moment où le théâtre se voudrait pour tous. Pour Freddy S., c’est plutôt le contraire qui devrait se produire. « L’idée a toujours été de démocratiser le théâtre et qu’il n’appartienne pas justement à une niche mais appartienne au plus grand nombre. Donc plus grande est la niche et mieux c’est pour nous. Car on aura une plus grande demande. Et cela tombe bien car on a beaucoup à offrir. Imaginez si chaque quartier, chaque province, chaque commune disposait d’une salle ou d’une compagnie de théâtre. L’impact qu’il aurait en terme de culture dans nos communautés serait phénoménal », dit-il. L’acteur est (et) metteur en scène qu’il est, reste donc très confiant sur l’avenir du théâtre burundais.
Le meilleur est à venir
Nous avons, jusque-là, fait étalage de ce qu’est et devient le théâtre burundais aujourd’hui. Alors qu’il semble s’ouvrir davantage, on serait en droit de se demander quelles sont les perspectives qui s’offrent à lui. Pour Freddy, elles sont bonnes et devrait (devraient) continuer à l’être. « Les perspectives sont bonnes au niveau local, régional et international, dans le sens où les trois se marient. C’est-à-dire que l’on cherche à créer une industrie de théâtre au Burundi, par le biais de la structuration et la création de nouveaux métiers. Une médiation plus ouverte pour de nouveaux publics ne peut se faire qu’en s’inspirant des autres au niveau régional et international, en regardant ce qui se fait de mieux ailleurs. En les invitant chez nous pour pouvoir apprendre d’eux et vice versa. Créer des passerelles, des ponts entre différentes cultures, différentes perceptions et habiter le monde, comme le dit si bien Felwin Sarr, à travers la meilleure expression qui n’est nul autre que l’art », nous dit Freddy.
À en croire ses mots, le théâtre burundais a de beaux jours devant lui. La direction qu’il prend aujourd’hui semble le mener vers un avenir un peu plus radieux. Une évolution que nous allons devoir observer en espérant que ce futur se réalise.
Moïse MAZYAMBO